Mardi matin, je suis un peu plus pressée qu’à l’habitude. J’ai une heure d’intervalles de course à faire avant de me rendre au rendez-vous pour le changement de pneus de la voiture. En sortant du gym, l’homme qui assure la circulation d’un chantier de construction me fait de grands signes avec son drapeau pour me presser de ralentir. Étrange, je n’ai pourtant pas l’impression de rouler trop vite. Deux minutes plus tard, un véhicule me colle au derrière, avant de me dépasser en vrombissant sur ma droite. Ah bon, cette fois je roule trop lentement. Une fois rentrée à la maison, Stella m’attend, impatiente de jouer, comme à chaque fois que je la retrouve. Ce sera un peu plus tard le frisbee, aujourd’hui; je suis attendue et je déteste être en retard.
Je me prépare en réfléchissant à la notion de temps qui semble chercher mon attention ce matin. Courir, vouloir aller trop vite, attendre, avoir peur d’être en retard. C’est l’histoire de ma vie.
Mon rapport au temps n’a jamais été équilibré.
J’ai passé une bonne partie de ma vie à courir. Puis, un autre très long bout à m’impatienter. Même sur le tapis roulant, il y a une heure à peine, c’est la vitesse qui rythmait chacune de mes foulées. Lent, rapide, lent, rapide, lent...
Je repense à ma vie il y a quelques années à peine. Je courais à cent mille à l’heure à ma job, constamment à bout de souffle. “Je n’ai pas le temps” faisait partie de mon vocabulaire le plus souvent employé. Après avoir été “dans le jus” (une expression qui me fait grincer des dents quand je l’entends maintenant) pendant des années, j’ai tout arrêté et mis ma carrière sur pause. Plus rien. Passer de la vitesse grand V à l’inaction presque complète, c’est loin d’être facile, pour les humains que nous sommes. Ça vient par couches qui semblent infinies, se défaire de ce besoin d’exister dans l’action ultra-rapide-performante et le nombre de courriels répondus en vingt-quatre heures.
Je rêvais souvent à l’époque que j’essayais de courir mais qu’une force plus grande ralentissait mes pas, les rendant lourds et lents. Un peu comme tenter d’avancer dans des sables mouvants très épais. Je détestais la sensation.
Avant mon grand arrêt professionnel, ma grande épopée interne et spirituelle, j’étais de ces filles performantes-productives-perfectionnistes-efficaces. Celles qui roulent à toute vitesse sans que ça ne paraisse. Celles qui en donnent beaucoup et qui demandent peu. Celles qui ont des milliers de tiroirs ouverts en permanence dans la tête. J’ai mis plusieurs années à réapprendre à marcher à un rythme plus lent. À m’habituer à être off sync avec le reste du monde.
Ces dernières années, j’ai souvent pensé que j’attendais. L’homme de ma vie, ma nouvelle carrière, ma mission, ma maison, des réponses, ce pourquoi j’étais ici.
Je pensais que la vie me faisait attendre, alors qu’en fait j’apprenais à être.
La vitesse est partout, dans notre monde, comme un emblème d’accomplissement ultime, un badge à porter fièrement. Il me suffit de conduire quinze minutes à Montréal pour réaliser que je suis loin d’être la seule à être parfois prise par le besoin viscéral de vouloir avancer plus vite. Mon Strava en est aussi une belle démonstration. Rouler, courir, nager; peu importe la discipline, l’important c’est d’aller vite. Hier soir à peine, je me suis surprise à être absolument fascinée par le temps de course d’une inconnue sur les réseaux sociaux. Elle partageait fièrement (et avec raison) le résultat de sa première course de la saison; elle venait de franchir 5 kilomètres en 18 minutes quelques secondes, soit à un rythme de 3:41min/km.
Mais comment est-ce possible, courir aussi vite? que j’ai pensé. Les commentaires sous sa publication Strava en étaient la preuve: l’humain valorise la vitesse. “Wow!!”, “MY GODD”, “Bravooo”, “Vraiment impressionnant!!” accompagnaient les émojis de fusée et l’abondance de Kudos.
Quel concept étrange, quand même. Alors qu’une course deux fois plus lente laisse tout le monde dans l’indifférence la plus totale.
Mais pourquoi sommes-nous autant obsédés par la vitesse?
Je pense au Ironman 70.3 auquel je participerai dans trois mois. Je ne me fixerai pas d’objectif de temps, mais la réalité d’un événement du genre me rattrape déjà malgré moi. Hier, ma soeur m’a laissé savoir que si on ne franchissait pas la distance de 1,9 km de nage en moins de 1h10, on serait disqualifiées.
C’est vrai, c’est une course, ça aussi, après tout. On repassera pour le plaisir et le dépassement de soi.
Notre société ne repose-t-elle entièrement que sur un idéal, inventé de toutes pièces, dans lequel on s’est tous fait prendre malgré nous? Celui de vouloir toujours aller plus vite…
J’ai passé des années entières à réapprendre à être. À observer chacune des sensations inconfortables de l’instant présent. Ça m’aura pris plusieurs années, mais ce matin, j’ai l’impression que j’approche enfin du milieu. De l’endroit où je ne me presse plus et où je n’attends plus.
Je pense à une citation que j’ai lue souvent:
Nature does not hurry, yet everything is accomplished.
J’arrive peut-être à l’endroit où je me synchronise enfin au rythme de la Terre. On parle d’urgence climatique comme d’un problème à régler dans l’action le plus vite possible, et quand je regarde la Terre, pourtant, elle semble loin d’être pressée.
Et chaque fois, cette idée, qui revient me visiter: est-ce qu’on n’irait pas plus vite en réapprenant à être plus lents?
Ces jours-ci, j’entrevois l’avenir, des bouts de vie future qui me sont montrés comme les morceaux d’un casse-tête qui reviennent tranquillement un à un. Je suis infiniment excitée par ce qui s’en vient. J’ai tellement voulu être rendue ici, et maintenant que j’y suis, je n’ai plus envie de me presser. J’ai envie de savourer chaque instant, lentement, comme autant de petits bonheurs dont on ne peut que se délecter tranquillement.
Je me défais de l’urgence de vivre.
Je prendrai tout le temps qu’il faut, pour la suite du monde.
J’adore…..prendre son temps pour VIVRE 🙏
C’est doux à lire ce matin🤍🤲🏼